BILLET D'HUMEUR

Le photographe n’est pas une espèce en voie de disparition

Lors de notre voyage mi-mars dans les Îles Lofoten, nous avons été surpris par la grosse affluence de photographes de tout genre, à toute heure, partout et par tous les temps. Nous ne pouvions pas nous imaginer, à la vue des très nombreux clichés qui inondent les réseaux sur ces paysages fantastiques que nous allions en croiser quelques-uns. Mais à ce point, non, nous ne pouvions le concevoir.

Nous mêmes sommes venus ici avec 3 appareils pro, un drone, nos iphones pour immortaliser nos souvenirs et nos expériences, capturer nos ressentis, nos émotions face aux couleurs, aux lumières, aux panoramas exceptionnels.

Mais notre billet d’humeur ne vise pas les photographes croisés en montagne ou sur les lieux touristiques. Car c’est plutôt banal et normal dans ces lieux. Nous allons parler des photographes prêts à tout pour fixer “le” cadrage idéal. Nous ne sommes pas dans la caricature mais bien dans l’absurde. Voici quelques exemples vécus et parlants.

“Il faut aimer la solitude quand on veut être photographe.”

Raymond Depardon

Nous roulons vers Fredvang depuis Ramberg. Deux ponts très esthétiques et monumentaux traversent le fjord d’îlots en îlots. Les montagnes et l’océan sont magnifiques. Depuis la route principale, nous voyons un premier 4×4 se garer en contrebas en bord de route. Quelques photographes sont à proximité, puis plus loin, un autre véhicule s’arrête brusquement au milieu de la route, en sort 3 photographes. Le problème est que la route est étroite mais fréquentée et que ce dernier véhicule arrêté a bloqué la circulation dont un camion. Heureusement tout le monde est resté calme.

Sur les vagues de Flackstad, dans les lumières du soir, 3 valeureux surfeurs profitent d’une petite houle, tandis que sur la plage, les nombreux photographes capturent leurs silhouettes à contre jour. Il fait davantage plus froid hors de l’eau que brassant la mer pour se dresser sur sa planche ! La plupart des personnes sont de simples touristes mais d’autres sont photographes amateurs ou pro et sont venus ici pour ramener l’image, la photo insolite… Jamais vu pareille scène même à Hossegor !

Autre moment de la journée ou plutôt de la nuit. Nous logeons sur une île reliée à Svolvaer et les aurores boréales se sont déclarées vers 22 heures. En bord de route, sur 200 m, nous avons croisé plus d’une douzaine de photographes avec tout leur matériel, trépied, objectifs pendus autour du cou, vêtements chauds pour tenir un siège.

En revenant de la matinée passée au Pilan, nous nous arrêtons sur une aire jouissant d’un point de vue remarquable sur le fjord et les hauts sommets des îles. Avec Antoine, nous nous arrêtons pour espérer observer tranquillement des aigles royaux. C’est sans compter avec l’arrivée d’un bus de touristes et de 3 minibus d’où sortent une quinzaine de touristes asiatiques, tous chargés avec des appareils pro en bandoulière. Un stage organisé par un guide pour de riches photographes en quête de perfection, certains avaient deux appareils Leica autour de leur cou !

Mais le plus impressionnant, c’est lors de notre excursion à Reine où là encore les photographes de tout horizon, amateurs, pros, stagiaires, touristes se sont donnés rendez vous sur tous les points de vues remarquables et facilement accessibles. Les ponts sont monopolisés ainsi que les bords de route quand une voiture peut se garer facilement. C’est l’apologie du moindre effort.

Sans se poser les bonnes questions, suis-je sur le trottoir ou la route ? Est ce que je peux m’arrêter à cet endroit ? Suis-je moi-même en danger ? Est ce normal d’être à l’origine de perturbations ?… j’essaie de trouver une place parmi les autres ?

Plusieurs interrogations nous viennent à l’esprit.

Où se trouve l’originalité de ma photo et de l’angle de vue choisi si je s’agglutine avec les autres collègues et aux mêmes endroits ?
Quel intérêt artistique de capter la même image que celle vue sur tous les réseaux et ne pas chercher ou attendre seul la photo personnelle ?
Quelle expérience personnelle naturelle peut-on en tirer ? Aucune si ce n’est un apprentissage en extérieur d’une technique ou le partage de celles-ci avec les autres. Profiter d’un cadre grandiose et sauvage et être seul en osmose, face à une nature sincère, c’est bien cela ce que nous sommes venus chercher ici ?

Comment la population locale, les pêcheurs, les routiers considèrent ces entraves à la tranquillité, à leur vie de tous les jours ?

Tout est fait ici pour les recevoir, les bichonner, les transporter et leur vendre du rêve ! Et cela marche à merveille. Rappelons que ce témoignage vaut pour une fréquentation de mi-mars. Alors qu’en est-il en été, à l’heure de la nuit polaire, des journées plus longues et des températures plus élevées, idéales pour être statique derrière son trépied.

Pour nous, ce fut un réel choc, et en déduisons que les îles en été sont sur fréquentées et ne peuvent plus être un terrain propice pour des expériences originales que nous avions programmées. Par contre, nous reviendrons en inter-saison, là où tout est encore possible et envisageable.

“Le touriste ne croit aux choses qu’après les avoir transformées en clichés.”

Pascal Bruckner